
Démons, korrigans, revenants ou sinistre plaisantin. Illustration : Patrick Berthelot
Dès la Saint-Michel 1891 (29 septembre), Yves-Marie Le Bescond, 35 ans, et Marie-Corentine Croissant, 25 ans, emménagent au domaine de Kermorvan, commune de Pluguffan. Yves-Marie n’a pas hésité longtemps avant d’accepter la proposition des administrateurs du bureau de bienfaisance de Quimper, propriétaire du lieu, nommé également manoir.
Le couple est heureux de quitter le logis de la rue de Pont-l’Abbé à Quimper, où ils habitent depuis leur mariage en 1888. Il est si petit qu’ils ont dû confier leur fille aînée aux grands-parents Croissant, meuniers au moulin de Kervastal en Plonéis.
Yves-Marie quitte le statut précaire de journalier pour celui de domanier d’une tenue de 13 hectares environ. Le corps principal, couvert en chaume, est composé de deux pièces et d’une étable. De l’autre côté de la cour se trouvent l’aire à battre, une remise, une écurie, une crèche et un four à pain qui ne demande qu’à être consolidé. Que souhaiter de plus ? Afin de l’aider aux champs, Yves-Marie a embauché Jacques Guéguen, ainsi que Marie Pernes, une jeune bonne de 16 ans pour seconder Marie-Corentine qui a accouché en août dernier de Jeanne-Marie.

Kermorvan aujourd’hui. Avec l’aimable autorisation de Raymond Conan
Le décor est planté : un toit pour se loger, un outil de travail pour ce jeune couple travailleur qui semble heureux. Est-il nécessaire d’aller plus avant ?
Oui, car, fin octobre, des phénomènes inexpliqués se produisent à Kermorvan. Imaginez l’effroi de la jeune bonne lorsque, en pleine nuit, un panneau de son lit vole en éclats, projetant la malheureuse à terre. Elle crie, elle hurle, mais qui peut l’entendre en raison d’un tapage effroyable dans toute la maison ? À peine revenue de sa frayeur, elle trouve, quelques jours plus tard, une serpe qui pend au-dessus de son lit, la pointe enfoncée dans une poutre. Ce n’est pas tout, car que fait donc près de sa couche un grand couteau, un de ceux dont on se sert pour couper en tranches les énormes tourtes de pain noir ? Elle croit devenir folle quand, un soir, le coutelas qui sert à égorger les cochons s’est glissé comme par magie dans ses draps.
Les Le Bescond ne savent que faire pour conjurer les menées diaboliques du Malin. Car il ne peut s’agir que du diable qui prend un plaisir démoniaque à changer de place aux objets de la maison et à les cacher dans les endroits les plus inattendus. Les assiettes et les tasses du buffet n’en reviennent pas elles-mêmes de se trouver dans le lit du couple. Yves-Marie inspecte tous les coins et recoins du pennti et ce n’est pas sans risque, car des pierres, souvent grosses comme le poing, sont lancées en sa direction depuis le haut de l’escalier du grenier. Courageux, il s’y précipite, mais il n’y a personne !
Comment trouver le sommeil, quand des bruits extraordinaires et différents chaque soir vous gardent éveillés et transis de peur ? Alors, on prie en invoquant la Sainte Vierge et tous les saints. Comme la fête des Trépassés est proche, un voisin évoque des âmes du purgatoire qui se manifesteraient ainsi pour hâter leur délivrance. En proposant la ferme en location aux Le Bescond, le bureau de bienfaisance n’a-t-il pas passé sous silence un drame qui, jadis, se serait déroulé dans ces lieux ?
Malgré la fatigue, Marie-Corentine se rend chaque matin au bourg pour assister à la messe basse et implorer Saint Michel archange qui a terrassé le diable. . Yves-Marie préfère se rendre chez Françoise Conan, l’aubergiste. Il interroge les clients qui disent ne pas savoir ce qui a pu se passer à la ferme. Ils semblent sincères mais peut-être préfèrent-ils oublier ? Cependant, les lamentations du paysan décident trois hommes à intervenir.
Dans la nuit du 4 au 5 novembre, ces volontaires se rendent à Kermorvan, bien décidés à élucider le mystère. La veillée d’armes débute par des prières en commun et la lecture de La Vie des saints. Puis, rassurés par la présence de ces trois gardiens, les occupants de la maison vont se coucher. Pourront-ils enfin se reposer ? Que nenni, car dès huit heures, l’ennemi annonce bruyamment son arrivée. Tous croient entendre la respiration d’une locomotive, lente au départ de la gare, puis précipitée ensuite quand elle prend son rythme de croisière. Le démon qui enfourne sans arrêt le charbon dans la chaudière se croit-il le plus fin ? Il va voir à qui il a affaire !
Les trois courageux allument un cierge près d’une assiette d’eau bénite qui se trouve sur la table. Aussitôt, une grosse pierre, semblant venir du haut de la maison, se dirige vers le cierge sans l’atteindre.
Courageusement, l’un des participants récite vers 9 heures la prière du pape Léon XIII à Saint Michel Archange : Prince de la milice du ciel, armé de la force de Dieu, repoussez en enfer Satan et les autres esprits mauvais qui rôdent dans le monde pour perdre les âmes pendant cette tentative d’exorcisme, le silence se fait, mais il est de courte durée et le bruit recommence avec plus de violence encore. Il faut plutôt parler de différents bruits : des grattements de griffes sur le plancher, un lourd pilon qui frappe sur le lit du couple comme pour le défoncer, suivi d’un roulement de tambour. Assez ! Assez ! Si les deux enfants ne cessent de hurler, les adultes terrorisés restent cois et pensent vivre leurs derniers instants sur terre. Ce n’est que vers 11 heures que les phénomènes cessent. Mais comment peut-on trouver le sommeil après cela ?
Les jours suivants, et même les nuits pour les moins craintifs, des habitants de Pluguffan et des environs de Quimper osent s’approcher de la ferme dite hantée. Le correspondant du Courrier de la Cornouaille, journal catholique, se contente de recueillir les impressions des braves gens qui croient qu’il y a là une puissance surnaturelle. Selon l’article, c’est tout bonnement quelque farceur qui veut rire aux dépens d’autrui. Cela n’amuse pas la maréchaussée qui dépêche deux pandores, chargés de monter la garde toute une nuit. À Paris, on se moque de la crédulité des Bretons et le quotidien parisien Le Figaro invente une fable à propos des deux gendarmes : assis au coin du feu, ils somnolent lorsque l’un d’eux est réveillé par une maîtresse gifle et, tendant la main aussitôt, saisit le bras de l’autre gendarme.
La Dépêche de Brest, journal républicain et volontiers anticlérical, se moque des balivernes du Figaro et s’étonne que ce journal bien-pensant ait passé sous silence la visite de Michel Le Guédes, le recteur de Pluguffan. Celui que l’on surnomme Fri-Furic (nez de furet, pinailleur) serait venu, dit-on, un soir, armé d’une chandelle, d’un goupillon et d’une provision d’eau bénite suffisante pour exorciser une armée d’esprits. Selon La Dépêche, il fut reçu de belle façon et c’est lui qui reçut un soufflet.
À cette époque, tout est prétexte pour railler l’adversaire, qu’il soit blanc ou rouge, même si les ficelles nous paraissent aujourd’hui un peu grosses. Sans doute plus raisonnable, Le Finistère, autre journal républicain, ne souhaite pas évoquer ce qui se passe à Pluguffan. Un de ses lecteurs l’en félicite car, selon lui, il ne faut pas entrer dans le jeu des feuilles cléricales qui se plaisent à exploiter des croyances superstitieuses. Il continue : Il faudrait que le diable ait bien perdu de sa puissance pour ne plus pouvoir la manifester que par le jet de quelques cailloux ou par je ne sais quel tapage malicieux.
Démon malicieux ou plaisantin démoniaque ? Mais peut-on encore parler de plaisanterie lorsque, le 11 novembre, le feu prend dans une meule de paille à Kermorvan. Le tocsin rameute une foule considérable sur les lieux. Tous ces gens espèrent-ils voir Belzébuth sortir en ricanant d’une autre meule de paille, puis d’une meule de foin qui se consument à leur tour ? Dans l’assistance médusée, un homme, reconnu pour être un ancien locataire des lieux, ose se moquer des soi-disant esprits. Certains l’accusent déjà d’être le tortionnaire de la famille Le Bescond et d’avoir allumé les feux. Il a beaucoup plu ces derniers jours et le feu n’a pu se déclencher accidentellement. Mais l’homme se défend avec force d’être un incendiaire et, faute de preuves, on le laisse quitter les lieux.

Belzébuth sort d’une meule de paille. Illustration : Patrick Berthelot
À partir de ce jour, les phénomènes inexpliqués cessent et les habitants de Kermorvan, durement éprouvés, peuvent enfin vaquer à leurs activités et dormir la nuit. Les journaux, après avoir rappelé que de tels évènements se sont déroulés il y a un an dans une ferme de Coray, oublient vite cette affaire qui ne sera jamais élucidée. Diable, korrigans, revenants ou sinistre plaisantin ? À vous de choisir le ou les responsables !
Un dernier point : les Le Bescond restent domaniers à Kermorvan où ils ont encore cinq enfants. Le dernier, une fille, naît en 1902 après la mort de son père. La veuve, contrainte en 1909 de quitter la ferme, vend les droits réparatoires (droit au bail) au couple Conan / Seznec. En 1919, l’Ankou vient frapper à sa porte, rue Neuve à Quimper. Mais Marie-Corentine, qui pense encore souvent avec effroi aux événements de Kermorvan en 1891, n’a pas peur de la mort.

L’Ankou. Illustration : Patrick Berthelot
Remerciements à Raymond Conan, Marguerite Pochet, François Moenner,
et à Patrick Berthelot pour les belles illustrations.
Pierrick
Je serai présent le dimanche 1er décembre 2024 au salon du livre multilingue de Pluguffan.
Après la seconde guerre mondiale, en pays glazick du moins, il était coutume en milieu rural de considérer que le feu dans une ferme avait un effet purificateur et que si cette ferme connaissait auparavant des déboires , notamment avec le décès des animaux , ce feu changeait la donne! Encore une belle histoire (vraie) de Pierrick , vais je en dormir? Debout au moins!😀 JJB
Brrrr ... et ce n'est pas parce que j'ai froid. Même si j'ai froid en ce début d'automne frais et humide. Brrr.... vous racontez bien. Mais Qu'en est-il, aujourd'hui à Kermorvan dont j'apprécie le bon travail des ardoises sur les lucarnes, en agrandissant la photo ?
Ce récit n'est pas étonnant car dans le Berry, dans les années 1970, j'ai connu un cas identique.
Lorsque les gendarmes étaient sur place tout était calme, une fois partis tout recommançait : les boulets de charbon sortaient du poéle, les pots de confitures tombaient du buffet etc...
Lorsque un certain "individu" fut arreté par la gendarmerie , le calme est revenu et la maison est toujours habitée.
Ces phénoménes ont toujours existés ... et peut être encore maintenant sous des formes moins excessives !
Merci pour cette histoire bretonne si bien racontée
Merci - comme toujours, j'ai un immense plaisir à lire ces annecdotes d'un autre temps et qui rélèvent l'atmosphère d'alors -
De nouveau une belle histoire, écrite avec beaucoup de talent. Elle nous immerge dans l'univers d'une famille de paysans du sud-ouest du pays Glazik.
Comme souvent, le surnaturel est omniprésent, avec en arrière-plan, par articles de presse interposés, la querelle entre les rouges et les blancs, comme on désignait volontiers les deux camps antagonistes à l'époque des faits.