Cléden-Cap-Sizun, mercredi 13 janvier 1904.
À la nuit tombée, après avoir été chercher des épiceries, Marie-Françoise et Joséphine Vavasseur rejoignent l’école communale dont la première est directrice depuis novembre 1902. Depuis que les Sœurs de Jésus ont été chassées de l’établissement créé par leur congrégation en 1877, le climat est tendu avec les cléricaux de la paroisse qui s’estiment spoliés. Marie-Françoise, qui était auparavant en poste à Landudec, est habituée aux injures, sarcasmes et autres grossièretés. Selon l’inspecteur primaire, c’est une maîtresse laborieuse à l’intelligence ordinaire qui s’active à accomplir sa mission du mieux qu’elle peut.
Dans la nuit du 5 au 6 janvier, des individus entrés par effraction dans l’école ont dérobé, entre autres, une cloche, des fournitures scolaires pour un montant de cent quarante francs et jeté dans une mare des registres et des livres après les avoir lacérés. La rumeur publique les soupçonnant, des perquisitions ont été menées chez des commerçants du bourg, ainsi qu’au domicile du dénommé Jean Arhan, cultivateur, mais elles sont restées vaines.
Ce mercredi 13, alors que les deux jeunes femmes pressent le pas, un homme, posté au coin d’une ruelle, s’élance vers Joséphine, la terrasse et, à coups de sabot, la frappe avec violence dans l’abdomen et les jambes. Intervenant au secours de sa cadette, Marie-Françoise marque l’agresseur d’un coup de chaussure à la figure pour être certaine de le reconnaître.
Selon le journal républicain "Le Finistère", l’état de Joséphine est alarmant et elle va devoir rester alitée trois semaines. Dès le lendemain, le sous-chef de cabinet du préfet et l’inspecteur d’académie se rendent à son chevet et assurent la blessée de la sympathie de la République. Le ou les coupables seront châtiés, promettent-ils.
Assisté de deux gendarmes d’Audierne, le commissaire spécial Tomasi mène l’enquête et soupçonne Jean Arhan, bien connu pour ses attaches cléricales. "L’Action libérale", journal catholique, crie au scandale à la lecture des articles du "Finistère", journal des apaches et des casseroles. Arhan est un paysan honorablement connu et l’instruction conduite à charge a été viciée.
Arrêté, l’homme est conduit à la prison de Quimper, tel un criminel selon "L’Action libérale" qui ajoute :. Un tel déploiement des forces de l’ordre a dépassé le ridicule pour tomber dans l’odieux. Le journal catholique écrit en avoir assez du régime maçonnique et du prophète de Plozévet. Il vise Georges Le Bail, député-maire radical-socialiste de cette commune.
Devant le juge, Arhan explique qu’il a blessé involontairement Joséphine Vavasseur. Ce soir-là, il courait après des jeunes gens qui, pour le mettre en colère, venaient d’entonner une chanson obscène composée contre son ami, l’abbé Berthou. La nuit étant noire, il n’a pas vu la victime qu’il a heurtée. Désolé, il souhaite s’excuser auprès des deux jeunes femmes.
Si, pour "Le Courrier du Finistère", autre journal clérical, on ne peut mettre en doute cette explication, le juge s’interroge : Arhan n’a-t-il pas continué à frapper la demoiselle à terre ? Et où sont passés les jeunes chanteurs ? Pour lui, il s’agit d’un acte intentionnel et il inculpe le cultivateur.

Pendant que le prévenu attend son procès, "La Lanterne", hebdomadaire farouchement anticlérical, sous le titre Exploits de cagots, juge sévèrement les voyous de la Sainte Église qui ont pillé une école et maltraité une femme. Il faut que la justice fasse son devoir en réprimant un tel acte de sauvagerie qu’aucun fanatisme ne saurait excuser. Le journal parisien poursuit en traitant la Bretagne de pays arriéré, fanatisé et peuplé de calotins qui, par haine cléricale, exercent des représailles contre des fonctionnaires coupables d’apporter gratuitement à leurs enfants l’enseignement et l’éducation. "La Lanterne", fidèle à sa ligne éditoriale, voit Arhan comme une crapule que les gens d’Église ont payée pour accomplir des mauvais coups qu’ils n’osent pas accomplir eux-mêmes.
Déjà à l’époque, le parisianisme faisait des siennes et certains abonnés bretons ont dû résilier leur abonnement à ce journal tout en nuances…
Mais revenons à Cléden-Cap-Sizun. Jean Arhan, célibataire et sans parents, gère seul sa ferme qui est à l’abandon depuis son incarcération. Dans l’attente du procès, il est mis en liberté provisoire. Le 4 février, plus de deux cents personnes et trente voitures l’attendent à la gare de Pont-Croix. C’est du moins ce qu’affirme "Le Courrier du Finistère" qui ajoute qu’un cortège s’est formé jusqu’à Cléden avec trente drapeaux et cinq cents sympathisants.
Un triomphe qui ne dure qu’un temps, car l’affaire Vavasseur-Arhan est inscrite au rôle de l’audience correctionnelle du 15 mars. À la barre, plusieurs témoins affirment que la jeune femme a été maintenue de force à terre par son agresseur qui s’est acharné contre elle. D’ailleurs, elle porte encore des traces de coups, et maître Le Bail demande pour sa cliente mille francs de dommages et intérêts. Selon "Le Courrier du Finistère", l’avocat a fait comme à son habitude une plaidoirie politique et a vengé ainsi une vieille querelle personnelle, Arhan ayant brandi sous son nez pendant la campagne électorale de 1902 des emblèmes maçonniques.
Pour le procureur, comme il est odieux de frapper une femme sans défense, l’accusé doit être sévèrement puni. Après que maître Delaporte ait demandé le sursis pour son client, le jugement est remis à huitaine. Jean Arhan est condamné à trois mois de prison et à cinq cents francs de dommages et intérêts. Le 11 mai, le jugement est confirmé en appel.
Entre-temps, la municipalité républicaine est battue et la liste dite réactionnaire, soutenue par l’Église, est élue. Mais le conseil de préfecture annule le vote, en raison, juge-t-il, de l’attitude ambiguë du clergé. Les électeurs, rappelés aux urnes, renouvellent leur vote en faveur des cléricaux.
Dans ce tumulte entre cléricaux et laïques, que deviennent les demoiselles Vavasseur ?
Le 13 mai 1904, Marie-Françoise, la directrice de l’école, écrit à l’inspecteur d’académie. Alors qu’elle pourrait se plaindre à juste titre du logement misérable qui lui a été attribué, elle préfère remercier le préfet et les magistrats, soucieux de ne pas laisser sans défense des femmes seules envoyées accomplir une mission difficile. La meute cléricale de Cléden-Cap-Sizun n’a trouvé pour sa défense que des arguments sans valeur développés par d’infectes feuilles plus ou moins libérales. "Le Courrier du Finistère" et "L’Action libérale" n’ont sûrement pas eu vent de ce courrier.
Visiblement très remontée contre les amis du presbytère qui l’assaillent depuis son arrivée dans la commune, elle continue sur un ton ironique : Les prières ferventes de l’abbé Berthou et la messe dite aux intentions d’Arhan n’ont produit aucun effet sur les juges. Les miracles deviennent rares dans le Cap-Sizun !
À la rentrée de 1909, Joséphine, toujours sans profession, suit sa sœur nommée à l’école de Plozévet où le climat est sans doute plus apaisé. Lorsqu’elle décède en mai 1924 à Pont-Croix, est-elle toujours traumatisée par l’agression subie vingt ans plus tôt ? Marie-Françoise, également restée célibataire, ne la rejoint dans la tombe qu’en juin 1965 à Audierne.
Quant au « méchant clérical», le nommé Jean-Yves Arhan, fils de Michel et de Marguerite Berriet, il est depuis aux abonnés absents ou… en enfer.
Pierrick.
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MERCI - Des récits toujours "intemporels" quand il s'agit du comportement des Hommes -
Encore un épisode truculent entre républicains et cléricaux en bigoudénie... 😆
Merci de nous faire revivre cette époque pas si lointaine, dans de pays pas si lointain qu'est la Bretagne. Nous nous sentions (bien confortablement...) au coeur de l'action violente et passionnelle.
Cordialement.
B-A Gaüzère
Ces faits divers d'autrefois nous réjouissent aujourd'hui, surtout si plaisamment racontés.
Les sujets d'intolérance et de sectarisme changent mais les discordes demeurent.
Bien rédigé et commenté / merci