Les deux baigneurs, le pot de coaltar et le maire de Bénodet
- assosaintalouarn
- 4 avr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
En ce mois d’août 1920, Maurice Bouilloux-Lafont est un homme que l’on imagine heureux. Après avoir épousé en 1908 la fille d’un riche négociant en vins quimpérois, il est devenu l’un des hommes forts du Finistère. Réélu député en novembre 1919 sur une liste d’Union républicaine, conseiller général, maire de Bénodet depuis 1912, l’homme est entreprenant et estimé par beaucoup
Le parlement étant en vacances depuis le début du mois, monsieur le maire gère sa commune qui attire déjà nombre de touristes aisés. Située à l’embouchure de l’Odet et de l’Océan Atlantique, le site est réputé et, depuis la terrasse de sa villa Les Ormeaux, Maurice Bouilloux-Lafont jouit d’une vue exceptionnelle.
L’endroit est calme, car un arrêté municipal interdit aux véhicules d’emprunter le chemin vicinal N° 11 qui passe devant la propriété du député-maire et longe le rivage jusqu’à la plage du Trez. Seul, le bac à vapeur qui relie Bénodet au port de Sainte-Marine se fait entendre à intervalles réguliers.


Le décor étant planté, ouvrons le rideau sur ce qui s’est passé lors de la nuit du 14 au 15 août : la lune éclaire timidement deux personnes qui, un pot à la main, s’activent sur le chemin. Que peuvent-ils bien faire ? À l’aube, un promeneur prévient M. Rio, patron des douanes, que les deux poteaux portant interdiction de circuler sur le chemin sont barbouillés de coaltar (goudron). Aussitôt averti, M. Bouilloux-Lafont vient constater l’infraction et découvre avec stupeur que, sur le mur de sa propriété, les malfaiteurs ont peint plusieurs inscriptions infamantes : Paie tes dettes Bouilloux, accapareur, ploutocrate, vendu, 35000. Chemin autorisé aux véhicules. Et pour couronner le tout : Signé les baigneurs.
Bouilloux-Lafont, pourtant habitué à subir au parlement les critiques acerbes de ses ennemis politiques, est très énervé par ces gribouillages. Qui sont donc ces prétendus baigneurs ? Sans doute pas des Bénodétois qui lui sont reconnaissants de ce qu’il fait pour la commune. Et puis ses concitoyens ont autre chose à faire que de prendre des bains de mer. Il ne peut donc s’agir que de cléricaux qui, dans leurs journaux, ne cessent de le vilipender.
Les deux gendarmes à pied de la brigade de Fouesnant ne connaissent sans doute pas la signification de ce verbe, mais il leur a été recommandé de mener une enquête discrète. Interrogés les premiers, les deux douaniers n’ont rien remarqué d’anormal lors de leur ronde nocturne. René Bolloré, chargé de surveiller le bac au mouillage et de veiller à chaque instant sur les feux de la machine, n’a non plus rien vu, ni rien entendu.
Corentin L’Haridon, charpentier de marine, déclare que son chantier n’étant pas clôturé, il est possible que des individus aient volé du coaltar dans une barrique.
Maurice Bouilloux-Lafont a quelques soupçons sur le baron de Foucault, son voisin de la villa Caprice qu’il a menacé de poursuites si celui-ci empruntait de nouveau en voiture automobile la venelle privée qui longe Les Ormeaux. Est-ce lui le coupable ? Ou bien seraient-ce les noceurs qui, cette nuit-là, sont passés dans le chemin en riant et en parlant fort ?
L’enquête de gendarmerie n’ayant rien donné, l’inspecteur spécial Gloaguen, venu de Quimper, trouve sur la grève dans un endroit peu passager un couvercle de pot de peinture dont la partie intérieure bombée est enduite de goudron. Fin limier, il découvre ensuite que, le 11 août, le récipient a été rempli de deux kilos de goudron à l’usine à gaz de Quimper. Les employés se souviennent très bien de l’acheteur, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui a recommandé de ne pas salir l’extérieur du pot, car il devait prendre ensuite le car pour Bénodet.

De grande taille, cet homme à la figure mince, aux mains fines, casquette jockey vissée sur la tête, portait ce jour-là un costume bleu foncé et avait un faux col mou en toile. Muni de ce signalement, l’inspecteur ne tarde pas à trouver l’identité de l’individu. Il s’agit de René Gravelotte, un touriste parisien, fils d’Eugène-Henri, propriétaire du yacht Fantasio, et surtout premier champion olympique français en 1896. S’il s’est illustré brillamment au fleuret, son fils est plutôt le roi de la barbouille ! Continuant ses investigations, l’inspecteur apprend que, le 11 août, le jeune homme a pris l’autobus Bénodet-Quimper, aller-retour, en compagnie d’un autre garçon, sans doute son complice.
Le 7 septembre, Maurice Bouilloux-Lafont écrit qu’à ce jour les coupables n’ont pas été retrouvés. Faute de la tenue d’un procès, on ne connaitra jamais les motivations des deux jeunes gens : blague de potache, attaque menée contre un politicien de gauche, ou autres…
Il est surprenant que "Le Progrès", journal clérical toujours prompt à dégainer contre son ennemi Bouilloux-Lafont, n’ait pas consacré à cette affaire un article au vitriol.

Un an plus tard, sous le titre Tragique partie de chasse, "Le Finistère" publie une triste nouvelle : René Gravelotte, 19 ans, est décédé le 5 septembre sur une vedette appartenant à M. Bolloré. Dans les parages de l’Île aux Moutons, le jeune homme qui se trouvait debout à l’avant du bateau, tenant son fusil par le bout du canon, a fait un brusque demi-tour vers la gauche pour tirer sur des oiseaux. Au même moment, ayant glissé, il a porté la crosse de son arme sur le plancher avec une telle force que l’un des coups dont le fusil était chargé est parti, l’atteignant à la maxillaire inférieure droite et lui emportant tout le côté du visage. Quel atroce dénouement !
La morale de cette histoire : Lorsque l’on est un jeune homme tout fou, il semble moins risqué de manier un pinceau qu’un fusil.
Sources : Archives départementales du Finistère 4 M 195
Journal Le Finistère.
Blog : La mer dans les bois
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La villa "Les Ormeaux" reste une des plus belles propriétés de Bénodet
Merci pierrick, pour ce récit. Il s'en est passé des choses à Bénodet... On a aujourd'hui encore parfois des échos de rivalités, mais pas à ce point tout de même. C'est devenu la "riviera" bretonne, très enviée.
Désolée, je n'ai toujours pas trouvé où cliquer. Mais la lecture m'intéresse toujours. Merci
Décidément il s'est passé beaucoup de choses à Bénodet ! Moi qui pensais avoir passé des vacances dans un coin tranquille !!😉
Très bonne lecture comme d’habitude